Chroniques du pays des mères d’Elisabeth Vonarburg

Le livre : Chroniques du pays des mères d’Elisabeth Vonarburg. Paru le 7 janvier 2021 en Folio SF n° 672. 10€40. (772 p.) ; 18 x 11 cm. Préface de Jeanne-A Debats

4e de couv :

Chronique du pays des mères

Sur une Terre dévastée, les hommes sont devenus rares, un virus déséquilibrant les naissances. Le Pays des Mères a toutefois pu s’établir en ayant recours à l’insémination artificielle.

La jeune Lisbeï se pense promise au titre de « Mère », jusqu’au jour où elle apprend sa stérilité. Loin de chez elle, devenue « exploratrice », elle accomplira l’un de ses rêves les plus chers : découvrir les secrets du lointain passé du Pays des Mères.

Chroniques du Pays des Mères propose une réflexion douce, intime et profonde sur ce que pourrait être un monde blessé, entretenu et réparé par les femmes. Son écriture, son style comme ses thématiques entrent tout particulièrement en résonance avec les questions contemporaines.

L’AUTRICE : Elisabeth Vonarburg est une des grandes figures de la science-fiction francophone et canadienne.  Née en France en 1947, elle vit depuis 1973 au Québec, où elle a donné des cours de littérature et d’écriture à l’université.  Elle participe toujours à la revue québécoise de SF, Solaris, dont elle fut la directrice de 1979 à 1989, soutient de jeunes auteurs, propose des ateliers d’écriture, et continue de traduire des œuvres de SF d’auteurs anglo-saxons tels Tanith Lee, Marion Zimmer Bradley, James Tiptree Jr ou Marie Bilodeau.  Elle a écrit nombre de romans et de nouvelles dont les plus connus sont Le silence de la Cité (1981), Tyranael (1996), Chroniques du Pays des Mères (1992).  Son œuvre a été distinguée par de nombreux prix.
Dans la foulée des rééditions des livres de SF féministe, comme ceux de Margaret Atwood, Chronique du pays des mères est ressorti en folio SF en 2019, et Tyranaël vient d’être publié dans la collection « Omnibus voltaïque » des Moutons électriques. Ce qui laisse espérer que le reste de son œuvre redeviendra aussi accessible en librairie en France ! 😊 😊
Extraits : 
« Le mot est inexact. Il peut être dangereux d’employer des mots inexacts.
– Ce n’est qu’un mot, protesta Lisbeï.
– A force d’employer des termes inexacts, l’inexactitude finit par contaminer nos idées et par les transformer. […] il faut avoir conscience de ce que nos mots font à nos idées et de là à nos émotions. »
« Inventons-nous les messages que le monde nous envoie ? Ou sont-ils là de toute éternité et ne fait-on que les déchiffrer ? »
« On change en inversant tout et on s’imagine que cela va résoudre mes problèmes. Nous n’en sommes plus là […]. Nous pensons autrement aujourd’hui. »

La Chronique fantôme de Marianne

Un classique de la SF francophone de 1992, Prix Hugo, Prix Aurora-Boréal. Dans une société future féministe par nécessité, une éducation sentimentale et humaniste au féminin, en un seul tome, avec des rebondissements jusqu’à la fin.

Sur la Terre, dans un avenir très lointain, après un effondrement cataclysmique de toutes les civilisations et un retour à la barbarie, un petit nombre de communautés humaines a survécu. Les femmes y sont majoritaires du fait de la rareté des naissances de garçons et d’une épidémie mystérieuse qui décime les enfants. Ces communautés féminines forment le Pays des Mères. A Béthély, en Litale, Lisbeth s’affirme et grandit. Ses intuitions et son esprit original la lancent sur des pistes imprévues et l’obligent ainsi que le reste de la population, à reconsidérer croyances et traditions.

Un monde imaginaire incroyablement complexe

La liste des thèmes abordés est longue  : écologie (une partie du monde est dangereusement polluée), enjeu sanitaire (une maladie décime la population),  réflexion sur la politique, l’art de la discussion et de la négociation (protocoles, positions et cultures différentes selon les communautés ), place de la religion, modes de transmission et d’éducation, connaissance de soi, organisation sociale plus ou moins hiérarchisée, déterminisme social des relations amoureuses, question des minorités et des inégalités « acquises », complètement intégrées  (et d’autant plus déstabilisantes que la discrimination évoquée ici est fondamentalement différente de celles qui traversent nos sociétés contemporaines)  … Elizabeth Vonarburg prend en compte ces multiples aspects dans le monde qu’elle imagine, nous donnant des clefs pour comprendre les causes géographiques, historiques et psychologiques qui les déterminent, variant selon les groupes et les individus.  La religion d’Elli, socle fondateur pour le pays des mères, est conçue avec son Livre, ses préceptes, ses récits fondateurs, ses prophétesses et nous pouvons mesurer son rôle décisif de pacification de la société du Pays des Mères, sa dimension dogmatique. A travers le rapport à la foi de ses protagonistes, l’auteure explore ce que signifie être croyant, les façons dont un fidèle peut réagir à des remises en question de ce qui semble acquis et immuable, l’hystérie collective, la transe, les expériences limites, la radicalisation qui vire à l’expérience sectaire …

A cela s’ajoute, un questionnement sur la fiabilité des grands témoins, sur le geste de l’écriture qu’il s’agit d’un journal, d’un texte destiné à être lu, ainsi que sur l’étonnante profondeur que peut receler la poésie comme la culture populaire et enfantine, que l’on retrouve dans les contes, les jeux et des comptines, dont l’auteure s’amuse aussi à inventer diverses versions selon les communautés de mères et les contextes historiques, quelle forme pourrait prendre une Cendrillon postapocalyptique … (top!!!)

Le Pays des Mères acquiert ainsi une réalité et une complexité renversante. Et en dépit des forces réactionnaires, des peurs et des habitudes malmenées, de croyances et de traditions parfois étouffantes, c’est une évolution positive que raconte le livre : le progrès dans la connaissance du passé, les innovations technologiques,  la remise en cause et la transformation des croyances traditionnelles par les nouvelles découvertes, la reconnaissance des discriminations subies par les hommes, la possibilité pour les individus d’influencer le cours de l’Histoire, d’avoir des intuitions de génie même s’ils ne peuvent  maîtriser ou  connaître toutes leurs implications.

Importance du doute, de l’observation, de la curiosité, de l’esprit critique dans la recherche de la vérité, travail sur la connaissance de soi, de nos préjugés : le principal atout de Lisbeth est sa capacité à imaginer une autre réalité, à se remettre en question, à s’interroger sur ses propres limites et à essayer d’envisager le point de vue de l’autre. Et il s’agit d’un état d’esprit partagé par l’auteure qui le revendique haut et fort comme une des qualités essentielles de l’écrivain. (cf. ses interviews pour la chaine Youtube les Ateliers de la fictions)

Le roman véhicule des valeurs essentielles à une vie en société, à la coexistence pacifique et relativement harmonieuse sans tomber dans l’angélisme.  Les blocages, les antagonismes violents, résistances, contraintes temporelles, la part de risque ne sont pas occultés.

Une écriture et une langue réinventées « au féminin »

Autre tour de force du roman : Elisabeth Vonarburg a fait de son texte une démonstration à contrario du poids du masculin dans le français contemporain.  Dans la société qu’elle imagine largement dominée par les femmes, où les hommes sont de fait très rares, on organise des échanges de « reproducteurs » entre les communautés de mères, et la langue même du roman – la langue de Lisbeth et du narrateur – s’est adaptée à cette réalité sociale.

Un certain nombre de mots deviennent ainsi féminins :  les buffles sont les « buffales »; les moutons, les « oveines »; le printemps, « la printane »; les médecins, les « médecines ». Les pluriels donnent la priorité au féminin : « les chevales », les « animales » remplacent les chevaux, les animaux ; une fille et un garçon jumeaux sont donc « des jumelles ». La prise de conscience par le lecteur cette féminisation expérimentale de la langue est lente car les marqueurs de la domination du féminin s’invitent progressivement dans le texte, juste par quelques mots différents pour commencer,  puis par des accords au pluriel, des noms de métiers au féminin (p137 :  il y avait moins « d’excellentes artisanes parmi les Bleus ») , l’introduction des pluriels masculins ou mixtes au féminin, enfin, le recours à des pronoms féminins pour un pluriel mixte (« Ils et elles sont égales en Elli »). Passée la première surprise, ces modulations impliquent malgré tout toujours un petit temps d’adaptation, une légère « friction » dans la lecture qui ne permet pas d’oublier la différence fondamentale entre ce monde et le nôtre, et rend très sensible par défaut notre habitude, assimilée dès le plus jeune âge, de donner priorité au masculin pour nommer le monde qui nous entoure et le raconter.

A cela s’ajoute la lente prise de conscience avec l’héroïne, que les hommes subissent des discriminations en tant que minorité, liées à un passé entaché d’abus et de violences extrêmes. Ils sont donc interdits de certaines études, de certaines professions, et soumis à une forme d’esclavage sexuel, objets de tractation et de négociation entre les familles, ils ne participent pas à l’éducation des enfants. La prise de conscience que le mot « père » n’existe pas pour Lisbeth est un choc « culturel » dans le roman. L’amour et l’engagement entre femmes sont dans ce futur lointain les seules liaisons envisageables, durables et socialement admises.

L’autrice nous propose une plongée littéraire et linguistique de l’autre côté du miroir extrêmement efficace pour révéler les a priori, les déterminismes genrés cachés dans nos têtes et dans nos mots.

Un récit structuré de façon magistrale

Selon une logique de changement d’échelle, notre compréhension du Pays des Mères s’élargit et s’approfondit au fil des pages. En suivant l’héroïne, nous découvrons d’abord la garderie de sa petite enfance, puis la communauté de Béthély – sorte de château médiéval entouré de campagne quand Lisbeth est pressentie comme future « Mère ». L’étape suivante est une communauté se rapprochant d’une ville, Wardenberg lorsqu’elle part y étudier, enfin les territoires extérieurs au Pays de Mères quand elle part en exploration – les Mauterres polluées où subsistent les aberrations et où se réfugient les criminels. Nous progressons avec elle dans la compréhension du fonctionnement politique de ce Pays des Mères, des relations entre des communautés, de sa géographie parallèlement à l’histoire du personnage principal. L’exploration est à la fois géographique et historique, sociale et politique.

Raconté par un tiers, un chroniqueur-narrateur anonyme, l’histoire de Lisbeth intègre aussi les extraits de son journal depuis son plus jeune âge, et sur les échanges épistolaires entre les protagonistes, dont on découvre les points de vue très différents, essentiels pour que le lecteur se forge sa propre opinion.

Et finalement, la dernière partie qui permet au narrateur de se dévoiler, apporte aux lecteurs les derniers éléments pour comprendre ce que même Lisbeth n’a pu découvrir ou deviner, le roman lui-même ayant son rôle à jouer dans l’histoire du Pays des Mères et de la Terre! Je n’en dirais pas plus, sinon qu’Elizabeth Vonarburg joue alors une partition vertigineuse de mise en abyme, digne des plus grands écrivains de science-fiction, semblable selon moi au switch de la dernière page du dernier tome de Dune de Frank Herbert, modifiant dans une ultime pirouette tout ce que le lecteur pouvait tenir pour acquis et ouvrant sur une infinité de possibles.

Absolument captivant !

 

Sources :

Episode 1 : https://www.youtube.com/watch?v=IRC1TUBYdHU

Episodes 2 : https://www.youtube.com/watch?v=RwWFKed9qzA

Episode 3 :  https://www.youtube.com/watch?v=hyB2BKZY49Y

Episode 4 : https://www.youtube.com/watch?v=77pJX72HRaE

 

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