La GAV : Frédéric Lepage sous le feu des flingueuses, 2eme audition. 2/4

Suite de la Garde à vue de Monsieur Frédéric Lepage

2e interrogatoire par Aline Gorzack

La GAV, Garde à vue d’un auteur par Collectif polar c’est : 4 interviews d’un même auteur par 4 flingueuses différentes.

La GAV c’est des interviews en direct, du vrai live, en conditions réelles.


GAV Frédéric Lepage – séquence 2

Miss Aline : On peut faire entrer le prévenu…

Fanny : Nous allons le chercher

Frederic : OK

Fanny : Le voilà.

Miss Aline : Merci Fanny …. Monsieur Lepage asseyez-vous…. J’ai pris connaissance de vos déclarations de ce matin.

Frederic : oui, pour le moment j’ai été traité correctement et humainement

Miss Aline : il n’en est jamais autrement… bon plusieurs cordes à votre arc…. On va donc parler organisation. Comment vous cloisonnez vos différents travaux ? Aussi bien dans votre tête que dans votre bureau ?

Frederic : hélas, je ne cloisonne pas. Ce serait plus facile, mais chacune de mes activités nourrit les autres. Par exemple, écrire et produire pour la télévision implique des équipes, parfois lourdes, alors que l’écriture de romans, par essence, est un exercice solitaire. C’est en fait très complémentaire car certains auteurs ressentent une sorte de solitude et d’isolement, ce qui n’est pas mon cas. De plus, élément supplémentaire de cette absence de cloisonnement, mes décors de romans sont souvent des lieux que je connais parce que j’y ai tourné pour la télévision.

Idem pour les sujets, si je décris ce qui se passe dans la tête d’un singe dans Si la bête s’éveille, c’est parce que j’ai produit des centaines de documentaires sur les animaux. Je choisis d’ailleurs souvent des thèmes et lieux que je connais par la télé car je sais que je pourrai écrire un roman en possédant d’emblée les connaissances nécessaires. Cependant, je sais que vous ne me laisserez pas m’en sortir ainsi. Et vous allez m’interpeller sur le côté pratique …

Miss Aline : concentrons-nous sur le travail solitaire. Il vous vient une idée… il y a toujours une part de recherche. Mais à quel moment elle intervient pour vous : en premier, après l’écriture d’un premier jet ?

Frederic : Alors, bien sûr, je réserve du temps à l’écriture, si possible en m’éloignant de Paris. La recherche est super importante, vous avez raison, car les détails véridiques légitiment un récit. Elle intervient, c’est ma logique, après le concept et l’écriture du synopsis détaillé, et avant l’écriture, avec des moments de recherche spécifiques avant la rédaction de certains chapitres. C’est un moment crucial, car les résultats de la recherche peuvent invalider certaines pistes conceptuelles

Miss Aline : Être au plus près de la vérité certes, mais ne trouvez-vous pas que le lecteur d’aujourd’hui est devenu très exigent quant à cette précision, cette vérité ? Pourtant à la base ne lit-on pas une histoire, juste une histoire ?

Frederic : Mes histoires font appel à beaucoup d’imagination. Mes sujets de roman sont très originaux, sortent de l’ordinaire, me dit-on. Mais, comme je le disais, l’arrière-plan de l’histoire doit être d’autant plus crédible que le sujet est inattendu. Disons que le lecteur doit adhérer à la folie de mes concepts, et pour cela, je rends tout vraisemblable et documenté. Mon prochain roman, par exemple, m’a conduit à enquêter dans le milieu de la neurologie. Pour construire une histoire incroyable. Cela répond-il à votre question ? Je suis libéré ?

Miss Aline : surement pas libéré maintenant...

Frederic : 😔

Miss Aline : Pas la peine de faire cette tête vous connaissiez les « risques » d’une GAV. Continuons….

Frederic : d’accord

Miss Aline : Donc le détail est important. Jusqu’où seriez-vous prêt à aller pour ce souci de véracité ? Assister à une autopsie ? (Peut-être est-ce déjà fait !)

Frederic : prêt à tout. Autopsie, oui, il y a longtemps

Miss Aline : Alors à l’inverse qu’est-ce qui serait au-dessus de vos forces à faire pour en savoir plus ?

Frederic : mon premier thriller, au temps de Robert Laffont, avait pour décor une fuite bactériologique dans une usine d’armement biologiques en URSS…

J’ai pris le transsibérien avec un billet pour Pékin, pour en descendre clandestinement au sud de l’Oural pour aller faire mon enquête.
Ce qui serait au-dessus de mes forces ? Question difficile, je réfléchis … Me trouver dans une situation où les besoins de l’enquête et de la documentation prescriraient que j’observe quelque chose d’immoral sans intervenir.

 

Miss Aline : comme quoi ? Développez ?

Frederic : assister à quelque chose de criminel, des échanges de drogue, du mal fait à une personne en situation de faiblesse, etc.
Mais j’avoue que la situation ne s’est jamais présentée

Miss Aline : et j’espère qu’elle ne se présentera jamais à vous.

Frederic : je vous en remercie

Miss Aline : racontez-nous votre bureau : comment il est organisé pour optimiser votre concentration, est ce que vous utilisez un fond sonore pour l’écriture, combien de temps ou de mots dure une séance d’écriture pour vous … ?

Frederic : Je n’écris jamais au bureau de la société de production. Seulement chez moi ou dans des lieux publics. Chez moi, d’abord. Un bureau assez vaste, lumineux (mais je tourne le dos à la fenêtre), des rayonnages, des souvenirs de voyage, rien de très spécial. Un grand bureau de style Art déco que j’ai acheté avec mes premiers droits d’auteur édition. Sur ce bureau une lampe achetée en Corée, provenant d’un palace qui avait fermé.  Et surtout, mon ordinateur.
Quand j’étais enfant, mon père est revenu un jour à la maison avec une machine à écrire Remington. Je devais avoir une dizaine d’années. J’ai trouvé une méthode et j’ai appris à taper avec mes dix doigts, comme ce qu’on appelait alors une dactylographe. Dès lors, j’ai rendu mes devoirs à l’école tapés à la machine, ce qui provoquait des réactions mitigées de la part des professeurs. Quelques années plus tard, je me suis abîmé le poignet dans un accident. Tout cela pour dire que non, je n’écris JAMAIS à la main. Tout se passe entre mon clavier et moi. Résultat : une écriture manuscrite infantile qui me donne des complexes.
J’écris quand l’envie m’en prend, même si je fais des efforts pour m’imposer un rythme régulier. J’envie des gens comme Bernard Werber, qui sont réglés comme des moines et écrivent à heures fixes. Moi, je procrastine, je me laisse distraire par un bruit, par le désir d’aller ouvrir la porte du réfrigérateur.

Miss Aline : chacun sa façon de travailler…. Si vous deviez refaire votre parcours d’écrivain que changeriez-vous (en + ou en -) ?

Frederic : J’aurais suivi de manière plus systématique mon activité d’auteur de thrillers… et de romans pour ados. Donc moins de télé et plus d’assiduité en tant qu’auteur de livres. Sur les contenus, non, je ne changerais pas d’orientation : des sujets très originaux.

Miss Aline : le thriller … qu’est-ce qui vous plait/attire dans ce genre littéraire ?

Frederic : Ah ! Contrairement aux apparences, c’est le genre ludique par excellence.

Miss Aline : ludique ?

Frederic : On joue avec la vérité, on joue avec le lecteur. On construit un mécanisme d’horlogerie. Oui, ludique, et sans doute, puisque je suis là devant vous ici, criminel !
Un auteur de thriller est toujours coupable d’un crime : induire le lecteur en erreur, ce qui est une sorte d’escroquerie, puis le mener là où il ne veut pas aller, vers de fausses pistes, et l’y retenir. Et ça, c’est une forme de séquestration, interdite par la loi.
Il le met aussi, parfois, face à des spectacles qui peuvent choquer les âmes sensibles, sans les avertissements préalables requis par la réglementation. Là, je ne sais si c’est un délit ou une simple infraction.
La question qui se pose est celle des circonstances atténuantes. Dans le cas de l’auteur de polars ou de thrillers, j’en vois une, de taille : la complicité de la victime.
Le lecteur est complice des abus qu’on commet contre lui, puisque c’est de là que vient son plaisir de lecteur, de cette manipulation mentale à laquelle se livrent tous les auteurs de polars et thrillers.

Miss Aline : indéniablement complice, oui

Frederic : Il y a là une mise en équivalence de la perversité de l’auteur avec la jouissance du lecteur. D’une certaine manière c’est le contrat entre auteur et lecteur : tu vas me faire confiance, et moi, je vais te tromper, t’égarer, t’abuser. Mais on va tous les deux se récompenser avec du plaisir.
Je crois au plaisir de lire.

Miss Aline : je me demande toujours ce que recherche le lecteur : un frisson ou une vie par procuration …. Un avis ?

Frederic : On peut découvrir des univers en lisant, mieux comprendre le monde et les autres, mais si le plaisir n’est pas là, l’investissement est plus douloureux. Bonne question de nouveau. On frissonne de plaisir. On aime se faire peur. Mais vivre par procuration c’est un plaisir aussi. Un assouvissement.
C’est intéressant, ce que vous soulevez là.

Miss Aline : en quoi c’est intéressant selon vous ?

Frederic : Vous sous-entendez avec justesse qu’il y a une autre responsabilité de l’auteur : puisqu’il a, lui, la possibilité de voyager, d’explorer, d’apprendre et de comprendre, faire partager cette vie à d’autres qui la vivront comme vous le dites, « par procuration », c’est faire preuve d’une forme de générosité … j’aime beaucoup ce concept : vivre par procuration, ce n’est pas ne pas vivre vraiment. C’est, quand on n’en a pas les moyens, vivre QUAND MÊME des vies passionnantes : c’est là encore le privilège de la lecture.
Ecrire, pour vous suivre sur ce terrain, c’est offrir un supplément de vie.

Miss Aline : A mon tour de vous dire que c’est intéressant ce que vous énoncez parce que je ne m’étais pas positionnée sur ce plan-là mais sur « vivre par procuration ce que la morale lui interdit de faire » (meurtre, tortures, enlèvement, etc.)

Frederic : ah, comme vous me décevez !  Déformation professionnelle de votre part, bien sûr.
On arrive là à un débat jamais vraiment tranché. Il me semble cependant que des études ont montré que les jeunes qui pratiquent les jeux vidéo les plus violents ne mettent pas cette violence en pratique dans la vraie vie, en tout cas plus que des individus non joueurs. Alors, oui, sans doute cette dimension existe-t-elle : puisqu’un auteur me le propose, je vais avoir l’impression d’être sur une scène de crime et, si j’en ai envie, du côté de l’assassin … C’est possible, mais je ne parviens pas à y croire vraiment

Miss Aline : ah pardon mais un thriller c’est avant tout une noirceur au centre du livre bien plus que si l’enquêteur doit se rendre en Norvège.

Frederic : Il me semble que ce côté malsain se limite à ce qu’on voit sur les routes lorsque se produit un accident : des voitures ralentissent pour essayer de voir du sang. L’idéal serait, à vous en croire, un crime abominable commis en Norvège, je vais y penser. Mais, plus sérieusement, je ne vais pas vraiment dans ce sens dans mes livres. Je ne suis pas fan de « gore », contrairement à d’autres auteurs formidables.

Miss Aline : je ne pense pas que les auteurs vont dans ce sens ni que le lecteur est consciemment tourné vers ce mal…. Mais c’est une question / problématique intéressante….

Frederic : Ma technique joue davantage sur la proximité et l’identification avec les personnages (avec la ou les victimes en particulier) et surtout le jeu qui consiste à découvrir une vérité.
Vous avez parlé de « noirceur ». Intéressant, car on a ainsi défini tout un genre, le « roman noir ». Un genre de littérature souvent engagé, sombre, axé sur des questions sociales, comme dans les œuvres de Dashiel Hammett, Léo Mallet, Jean-Patrick Manchette. Formidable !
Mais je ne me considère pas comme un explorateur de la noirceur sociale.
J’aime qu’il y ait dans mes thrillers plus d’inattendu, d’insolite, de moments drôles, de voyage, que de sang et de cadavres. Même si je ne lésine pas sur les mots qui rendent compte de l’horreur, mais le noir n’est pas ma couleur dominante. Et, sans être rousseauiste, je ne crois pas que le lecteur se rêve en Hannibal Lecter. Je l’invite à un jeu de découverte de la vérité plus qu’à un exercice de voyeurisme.
Ce à quoi j’attache de l’importance, ce sont les retournements de situation, les surprises, les coups de théâtre, les fausses pistes, les détails insignifiants de la page 50 qui se révèlent cruciaux seulement à la page 340

Miss Aline : Comment vivez-vous avec vos personnages ? Ils vous accompagnent tout le temps de l’écriture ou vous les retrouvez lors de vos séances d’écriture ? Peuvent-ils développer leur propre personnalité, marge d’action ou vous les avez constamment sous contrôle ?

Frederic : Je prédéfinis beaucoup le contenu de mes romans et, en période préliminaire, je définis les personnages de manière approfondie. Je sais d’où ils viennent, ce qu’ils ont vécu enfants, dans les moindre détails. Je crée pour chacun d’eux une fiche longue de plusieurs pages. De ces caractéristiques, la plupart seront passées sous silence dans le livre, mais cela signifie que je connais, dès l’écriture de la première page, leurs secrets inavoués, leurs complexes, leurs tendances inconscientes, etc. C’est comme quand vous dirigez des comédiens : vous leur expliquez des éléments de la biographie qui ne sont pas dans le scénario, car cela va influencer la manière dont ils vont jouer. Donc, je ne laisse pas beaucoup de liberté aux personnages, ils existent dès le début.
En revanche, je me laisse davantage la bride sur le cou pour ce qui résulte de leurs interactions

Miss Aline : votre intrigue reste invariable ou elle peut changer en cours de route ?

Frederic : Là, il peut se produire des chocs que je n’avais pas prévus : les complexes non écrits de celui-ci vont éveiller la compassion de celle-là, etc. L’intrigue ne change en cours de route que si je me suis planté gravement sur un élément crucial.

Miss Aline : c’est déjà arrivé ?

Frederic : Je laisse peu de place à l’improvisation. Comme je l’ai dit, il faut manipuler le lecteur et faire apparaître dans un chapitre des détails sans importance qui se révéleront essentiels vingt chapitres plus loin. Comment y parvenir si vous changez l’intrigue en cours de route ? C’est une architecture. Mieux vaut ne pas se tromper sur le calcul des fondations et des piliers.

Miss Aline : certes…
Quel(s) conseil(s) donneriez-vous à une personne qui veut se lancer dans l’écriture ?

Frederic : Aimez la langue française, chérissez-la, découvrez tout ce qu’on peut en faire et ensuite, ensuite seulement, écrivez. Puis faites la chasse à l’universel. Ne parlez de vous que si un autre y trouvera quelque chose qui lui ressemble.  Et croisez les doigts !

Miss Aline : quel est votre plus beau souvenir d’auteur et à l’inverse le pire ?

Frederic : Puis-je corriger une faute de français qui la foutrait mal à cet endroit ?

Miss Aline : …

Frederic : « Ne parlez de vous que si vous pensez qu’un autre pourra trouver dans votre récit quelque choses qui lui ressemblera ».
Cela évite un « si » suivi d’un futur. Oui je suis un peu maniaque de ce côté-là.

Plus beau souvenir d’auteur : pas un, mais plusieurs, et toujours la même sensation. Quand vous écrivez une belle phrase. Une phrase simple, ciselée, colorée, musicale, qui dit bien ce qu’elle veut dire. Un sentiment presque proustien de satisfaction diffuse et complète. Une belle phrase : champagne !

Pire souvenir : je ne vois rien, désolé, ne m’obligez pas à en inventer un pour faire le malin

Aline Gorczak : on n’invente pas …. juste la vérité. s’il n’y en n’ a pas … ben il n’y en n’a pas !

Frederic Lepage : yenapa

Miss Aline : Si vous avez quelque chose à ajouter c’est le moment… sinon je vais vous « libérer »…. Repartir en cellule !

Frederic : non, mais c’est dense, votre truc ! Je repasse sur le grill quand ?

Miss Aline : Demain matin 10h avec Fanny

Frederic : D’accord.  A demain, alors !

Fanny : Vous verrez les matelas sont confortables !

Frederic : de toute manière j’ai un sommeil lourd

Fanny : Et les rongeurs qui passent par-là sont sympas aussi ! 

Frederic : je dompterai les rongeurs

Fanny : A demain matin donc 

Ge : Merci Miss Aline pour ce bel interrogatoire. Merci Fanny de ramener le prévenu en cellule. A demain tout le monde, reprenez des forces, il y aura d’autres révélations à venir, c’est certain !

 

—Allez, Fin de le seconde audition de Monsieur Frédéric Lepage—

 

3 réflexions sur “La GAV : Frédéric Lepage sous le feu des flingueuses, 2eme audition. 2/4

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