Un anniversaire déjanté : la publication des nouvelles, chapitre 14

Un anniversaire déjanté : la publication des nouvelles,  Quatorzième chapitre

Nouvelle 14

Le lecteur avisé

Jean Marc RENAUDIE

Le lecteur avisé

Vingt ans de vie commune, c’est un cap. Trente ans, cela devient un épiphénomène. Alors quarante, imaginez donc. Voilà quatre décennies que je vis avec lui. Il va falloir que nous fêtions ça en famille, pour la forme.

En parlant de forme, la sienne va plutôt mal. Si aujourd’hui j’ai décidé d’organiser une petite fête pour notre anniversaire de mariage, c’est parce qu’il va bientôt crever. Il a le cancer du pancréas. Dire qu’il est atteint d’une forme virulente serait absurde, quand le crabe touche le pancréas, l’issue est toujours fatale.

Je ne m’attends pas à le voir sauter de joie, il n’aime pas les surprises. Ce qu’il préfère par-dessus tout, c’est son quotidien. En résumé, s’asseoir dans son fauteuil, regarder le sport et descendre quelques verres de pastis avant le repas. Et ça dure depuis… Depuis quand ? Dix, quinze ans ? Au fond, j’ai perdu le fil.

C’est fou la vie, quand on a vingt ans, on attend d’elle le meilleur, mais elle trouve toujours le moyen de vous dévoiler une réalité complètement biaisée. Comme si on regardait le temps au travers d’une paire de culs de bouteille. Je l’ai épousé parce qu’il me faisait rire, aujourd’hui, je l’aime plus que tout car je sais qu’il va mourir.

C’est horrible de balancer ça aussi froidement, mais j’ai toujours eu tendance à éviter de prendre les choses avec des pincettes. Il faut appeler un chat, un chat. Mon mari est un con, et je suis bien contente que nos routes se séparent bientôt.

Je ne crache pas sur le passé, grâce à son travail j’ai pu rester à la maison pour exercer ma passion, écrire, mais au fond, il ne m’a jamais soutenue. À ses yeux je me rapprochais plus de la Mère Denis que d’Agatha Christie.

Dire que j’ai gâché ma vie serait une erreur, j’ai eu deux beaux enfants et trois petits-enfants. J’ai écrit une vingtaine de polars et j’ai réussi à en voir publier six dans des petites maisons d’éditions. Rien de folichon côté contrat et ventes, d’ailleurs je ne gagne pas de quoi vivre de ma plume, mais je commence, malgré mes cinquante-huit ans, à être connue dans le milieu. On m’appelle Mamie mitraillette.

Il faut dire, ça défouraille sec dans mes livres. Là je travaille sur le petit dernier, une histoire d’anniversaire qui tourne mal. Je dois avouer que la vie avec mon mari m’inspire. J’ignore s’il aura le temps de lire le manuscrit. Il a toujours été mon premier lecteur, mais je n’ai jamais su ce qu’il pensait véritablement de mes écrits. En bref, il affectionne plus les pages du mercato de l’Equipe que les règlements de comptes dans le milieu du grand banditisme.

Le courage de partir, je ne l’ai jamais eu. J’ai raconté la vie de mes personnages dans les romans, j’y ai mis beaucoup de moi, je me suis littéralement vidée dans la prose, mais mon mari n’a jamais rien vu. Il travaille dans le béton, alors les critiques littéraires, ce n’est pas vraiment son affaire. Dans mon second roman, l’intrigue tournait autour d’un entrepreneur du BTP, j’ai même utilisé les initiales de son patronyme. Eh bien il n’y a vu que du feu.

Dans le dernier roman, l’histoire se déroule dans une grande bâtisse en plein cœur de Paris. L’homme, la soixantaine, voit ses amis débarquer pour un anniversaire surprise, mais l’homme n’est pas très enjoué et met vite un terme à la soirée. Le lendemain, on le retrouve mort, étendu dans l’entrée. Au premier regard, le lecteur pense qu’il s’agit d’une crise cardiaque, mais après la découverte de cinq ampoules vides d’Acupan, un puissant antalgique, dans la poubelle de la salle de bain, le doute s’immisce dans les esprits. Du moins, c’est le sentiment que j’ai envie de partager avec le lecteur quand il découvrira mon histoire.

J’ai envie d’emmener le lecteur dans une intrigue bien ficelée, avec des révélations. Peut-être une maîtresse, un fils caché, un dérapage dans la jeunesse. Les choix sont nombreux. J’ai pensé un temps m’attarder sur la douleur de l’épouse, celle de vivre avec cet inconnu depuis des décennies. Je dois encore tricoter tout ça. C’est le moment que je préfère quand j’écris, hormis les recherches, car j’ai l’impression de vivre ces instants.

Je n’ai pas encore terminé l’intrigue, mais je sais déjà qu’il ne s’agit pas d’un suicide. Reste à désigner le ou la coupable. Je n’ai pas encore tranché là-dessus. Choisir l’épouse est une possibilité, il est vrai qu’elle a beaucoup de non-dits sur le cœur. Elle exprime, dans les chapitres précédents la mort de son mari, de la rancœur sur son mariage. Mais c’est trop évident. Et je n’aime pas l’évidence même si, pour moi, épouser Paul était une évidence. Aujourd’hui, l’évidence se situe dans sa mort prochaine, alors je tiens à organiser la plus grande fête d’anniversaire avec l’ensemble de ses amis.

En ce moment, que ce soit dans la fiction ou la réalité, tout tourne autour d’un anniversaire et ça m’amuse. J’ai dû assassiner mon époux une dizaine de fois, avec un couteau, un sac sur la tête, poussé sous un train, par armes à feu, étranglé et j’en oublie. Quoi qu’il en soit, le final sera grandiose. Je le souhaite et je l’espère.

L’heure tourne et les premiers invités vont arriver. Paul est assis dans le salon, j’entends la télévision d’ici. Normalement, mon fils aîné doit passer par la porte arrière avec l’ensemble des convives. Je dois me dépêcher.

– Tu veux boire un verre avec moi, Isabelle ?

Je regarde Paul. Je réfléchis à la dernière fois où il m’a proposé de boire un verre. Je n’arrive plus à m’en souvenir. Paul est debout. Il éteint le poste de télévision. Il a un pastis dans la main. Il dépose deux glaçons au fond d’un autre verre et me sert un Martini rosé sans attendre ma réponse. Il sait que je ne dis jamais non à un Martini on the rocks.

– Tiens !

– Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

– Je vais mourir, et la mort draine avec elle son lot de regrets.

Le salaud, il vient de me souffler une phrase écrite dans mon troisième polar. Je prends le verre et il trinque avec moi.

– Tu m’aimes encore, Isabelle ?

– Tu te poses encore la question ?

J’ai toujours adoré répondre à une question par une autre question. Paul n’insiste pas et s’enfonce dans son fauteuil. Il est bizarre, ce soir. Est-ce qu’il se doute de quelque chose ? Je m’approche et je pose ma main sur son épaule.

– Je ne me sens pas très bien. La douleur est devenue de plus en plus insupportable. Bientôt tu seras enfin libérée de moi.

– Ne dis pas de bêtises, Paul. Tu sais bien que…

– Que je dis la vérité. On a passé l’âge de se mentir. D’ailleurs, nous n’avons même plus besoin de nous parler pour nous comprendre.

Je jette un coup d’œil à la fenêtre, je me demande comment il a su que j’organisais une fête pour ses soixante-deux ans. J’aperçois les phares d’une voiture, ce doit être Christian, l’aîné. Aussitôt je descends mon verre de Martini d’un geste sec, mais Paul me retient par le bras et continue.

– Je sais tout.

Un instant je le regarde avant de tenter de me dégager de son étreinte, puis nos regards se croisent et ne se quittent plus. Durant une seconde je revois le Paul d’il y a quarante ans. Je sens les larmes poindre aux amandes de mes yeux. Puis le Paul malade reprend le dessus.

– Tu crois que je ne me suis jamais véritablement intéressé pas à tes écrits. J’en suis désolé, je suis juste un très mauvais critique. Mais j’ai toujours adoré tes histoires. Tu crois aussi que je ne t’aime plus comme avant, mais c’est plus compliqué que ça, le temps nous change et j’ai terriblement changé. Une fois de plus, j’en suis désolé. J’ai toujours gardé pour moi mon passé, pour ne pas voir ton sourire s’effacer. Tu es si belle quand tu souris.

– Paul, je ne comprends pas, tu…

– Laisse-moi finir. Nous n’avons plus beaucoup de temps.

Pourquoi il fixe mon verre avec autant d’insistance ?

– Qu’as-tu fait ?

– J’ai lu tes notes. Elles m’ont brisé le cœur. Je t’aimais, Isabelle. Je pensais que tu avais accepté que je sois ainsi, avec mes cicatrices, mes secrets. Sans doute n’avons-nous pas assez parlé, les vies sont peuplées d’actes manqués.

La vision tourne. Je ne me sens plus très bien.

– J’ai également lu les notes de ton dernier polar. Je les trouve excellentes. Tu aurais pu être une grande romancière. D’ailleurs, tu étais un peu mon Agatha Christie. J’ignore pourquoi tu t’es toujours mis des barrières. J’espère que tu me pardonneras d’avoir pris les devants.

Que tient-il dans la main ? Mon dieu, de l’amoxicilline, je suis allergique.

– Tu subis un choc anaphylactique. Une dernière chose avant que tu nous quittes. Je te promets de profiter de ma fête d’anniversaire, ma chérie.

M’effondre.

8 réflexions sur “Un anniversaire déjanté : la publication des nouvelles, chapitre 14

  1. Ouf, Isabelle est encore en vie ! j’avoue m’être un peu reconnue dans cette auteure qui règle ses comptes dans ses romans 😉 Enfin, pas avec mon mari, qui est d’ailleurs en parfaite santé, mais avec quelques ennemis personnels… 🙂

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